Les fièvres etc

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Une zone autrefois insaluble…

Jusqu'au XIXe siècle, la basse vallée du Gelon au faible dénivelé était «sujette au débordement dans les tems extrêmement pluvieux et des fontes de neige qui arrivent précipitamment dans des vents chauds".(Arch. Savoie, C. 527.)
Au Bettonet : «l'expérience [apprend] qu'un jour de pluye fait déborder l'eau qui, croupissant dans La prairie, infecte l'air et cause souvent des épidémies » (Arch. Savoie, L. 1544).
Un procès-verbal constate en 1764, vers l'amont, que « les rivières encombrées sortent de leur lit et se sont dispersées par toute la plaine de la part du Nord et se sont étendues par les terres labourées et ensemencées en bled jusque vers Saint-Clair enfin toute la prairie de la vallée a plus tost encor actuellement l'aparance d'un lac que d'une prairie". (Arch. Savoie, C. 527)

Mais cette prairie, c'est le marais lui-même qui sert «à la nourriture de la race chevaline et les engrais qu'on en tire font bien prospérer la vigne; il influe avantageusement pour le produit des champs et des vignes". (Arch. Savoie, L. 555, 1806-1807)1
Voilà qui explique pourquoi, malgré les effets des miasmes, le "diguement" du Gelon a rencontré des craintes, et même des oppositions soutenues par le syndic de Chamoux, comte de Sonnaz.

Les fièvres

Car les fièvres étaient trop répandues, dans les zones de marais, particulièrement lorsque celles-ci étaient peu exposées au soleil.

Il y avait d'abord le paludisme.
Le paludisme ou "malaria" (de l'italien : "mauvais air"), dit aussi "tremblante", ou "grevoula" est lié à la piqûre d'une certaine espèce de moustique qui provoque des fièvres infectieuses.
Il se développait particulièrement sur les versants nord. Contre la fièvre, on consommait de la quinine à haute dose…

Les émanations des marais, activées par la chaleur de la belle saison sans être neutralisées par l'action microbicide d'une bonne insolation, y étaient aggravées par la mauvaise exposition, la végétation bocagère du bas, la forêt sur les hauteurs, l'ombre opaque des vergers et des noyers où s'ensevelissaient les villages, leur mauvaise eau de puits ou de schistes et l'humidité persistante d'un sol cristallin ou imperméable.Mais le paludisme était à l'origine d'une autre disgrâce qui affligeait presque exclusivement la rive gauche : le goitre et sa dégénérescence atavique, le crétinisme.2

Déjà, en juin 1608, un Anglais constate au cours d'un voyage : "Quand j'arrivai à Aiguebelle, je rencontrai quantité d'hommes et de femmes ayant de grosses bosses ou enflures sur la gorge, aussi volumineuses que les poings d'un homme (…) Quelques-unes même de leurs bosses sont aussi volumineuses qu'une de nos balles du foot-ball anglais."8

"François-Emmanuel Fodéré (1764-1835) a décrit le "crétinisme goitreux" qu'il observe dans les hautes vallées des Alpes. Il s'agit d'une insuffisance thyroidienne de caractère endémique, influencée par des facteurs génétiques et nutritionnels (carence en iode) ainsi que par une faible exposition aux rayons solaires.3

Une touriste effarée - Fonds J.B. / CCAVerneilh, en 1807, constate que sur la rive gauche «on rencontre en assez grand nombre des goitreux, et des crétins, tandis qu'il n'y en a point sur la rive opposée... Le goitre sévit le plus à Bourgneuf, Chamousset, Randens, Sainte-Hélène et Notre-Dame-des-Millières».
«Vers la fin de l'été et au commencement de l'automne, même au printemps, précise la Statistique de 1821, il y a beaucoup de fièvres intermittentes, surtout près des marais et le long de l'Isère... L'influence salutaire du soleil et des vents du Nord et Nord-Ouest [fait que] d'un côté les hommes sont sains, forts, et laborieux... de l'autre... ils sont petits, inertes, beaucoup de goitreux, imbéciles et crétins» (A.D.S., F.S., 589).2


Impressions de voyage d'une touriste effarée, et un brin portée à la généralisation :
1911 (?) "L'affreux, c'est que ce pays ressemble à un hôpital tant il y a de difformes".

Les habitants atteints de cette infirmité par trop visible et disgracieuse, incapables pour la plupart de travailler et gagner leur vie, étaient voués à la mendicité. On les voyait se traîner sur les grands chemins, harceler les passants, roder autour des églises (…). Mais les étrangers pouvaient s'y méprendre et croire que toute la population était faite à leur image et ressemblance. [Ils] en étaient péniblement impressionnés, et rares sont les anciens voyageurs qui n'ont pas signalé cette monstruosité.2

L'origine de ces affections est multiple : ni le manque d'ensoleillement, ni la charge électrique ambiante, ni le taux en iode, ni la nature des eaux, ni l'hérédité, ni le vent, ni le manque d'hygiène, ni l'endogamie, ni… ne suffisent chacun à expliquer ces dérèglements. Aussi les médecins ont multiplié les observations et les statistiques. Ainsi, sur les 6 années de 1843 à 1848, on sait que la proportion de réformés pour goitre a été de 6,78% dans le mandement de Chamoux.4
Dans ces mêmes années, B. Nièpce mène une enquête sur l'ensemble des Alpes, en s'appuyant sur les prêtres des paroisse. Pour Chamoux, on compte :4bis

Population Garçons atteints de Filles atteintes de Total
  Crétinisme Goitre Goitre et Crétinisme Crétinisme Goitre Goitre et Crétinisme  
1409 3 15 2 / 10 1 31

 

L'asile du Betton

L'ancienne abbaye cistercienne des Dames du Betton - Photo A.D. / CCALe premier asile d’aliénés de Savoie est donc créé par lettres royales patentes du 6 mars 1827, à Betton-Bettonnet, canton de Chamoux, dans l'ancienne abbaye cistercienne Il ouvre en juillet 1828.
Mais les aliénés meurent vite des fièvres qu'ils contractent pendant leur internement (ainsi que leurs soignants) - et les locaux vont s'avèrer insuffisants.

L'ancienne abbaye, face à la plaine autrefois marécageuse :
à droite, les ruines du premier couvent des cisterciennes du Betton

Un asile plus grand, plus sain est construit près de Chambéry, à Bassens, grâce à une rente accordée par le Général de Boigne, sur un projet du docteur Duclos et de l'architecte Dénarié. La première pierre est posée l'été 1853. Le transfert des premiers aliénés a lieu en novembre 1858.
Depuis, l’asile de Bassens a pris le nom d’hôpital psychiatrique en 1937, puis de centre hospitalier spécialisé .

Les médecins aussi…

Une plaque et une sculpture devant l'église de Châteauneuf, rappellent au passant le docteur Pierre Duclos, décédé en mars 1851 à 45 ans, "miné par les fièvres intermittentes du Betton" : il semble qu'en soignant les aliénés de Betton, il avait contracté les fièvres paludéennes.

Par testament de Septembre 1849, il léguait à l'asile "une somme de 7 300 Francs, affectée à la fondation à perpétuité d'une place pour un aliéné pauvre de la commune de Châteauneuf, ou à défaut ... de toutes autres communes du mandement".

La disparition des fièvres

En 1874, le Syndicat du Gelon achève l'assainissement de la plaine de Bourgneuf et de Chamousset6.
(voir le Gelon assagi)
Les fièvres disparaissent bientôt. On ne récupère pas les effets du crétinisme goitreux. Mais il ne se développe plus.

Dans la première moitié du XXe siècle, la maladie est en voie d'extinction.

"Ajoutons que le "crétinisme" est lié au goitre dans le cas où celui-ci apparaît dans l'enfance. J'ai, dans ma jeunesse, conversé avec une dame des Berres : touchée tardivement par la maladie, elle ne manifestait aucune déficience intellectuelle. Elle était éveillée, gaie et jolie, malgré son cou déformé.
Oubliée cette maladie complètement disparue en cette fin de [XXe] siècle. Bon débarras !
"3

Au contraire, après 1945, Chamoux accueillait des enfants – et des adultes - venus se refaire une santé: à Paris, une association « Les petits Savoyards de la Montagne », près de la Gare de Lyon, les orientait vers des famille d’accueil de Savoie.7

A.Dh.


Sources bibliographiques et iconographiques
1- Charles Carcel La région du Gelon (Savoie) In: Revue de géographie alpine. 1936, Tome 24 N°2.
2-  Le diguement de l'Isère dans la Combe de Savoie François Gex, Revue de géographie alpine 1940 Tome 28, n°1, p. 1 à 71 (consulter http://www.persee.fr/ )
3-Autrefois...Chamoux : Jeanne Plaisance, tirage local
4-
La nature du peuplement en Maurienne et en Tarentaise. — Les hommes et les types humains Henri Onde   ( Revue de géographie alpine Année 1942)accès :  http://www.persee.fr/
5-
Traité du goître et du crétinisme, suivi de la statistique des goîtreux et des crétins dans le bassin de l'Isère, en Savoie, dans les départements de l'Isère, des Hautes-Alpes et des Basses-Alpes, par Bernard Nièpce, médecin-inspecteur à Allevard, 1852 (site http://gallica.bnf.fr/)
6- Conseil général de la Savoie, session de 1874, p. 35 et 186.
7- Témoignage du collectif C.C.A.
8- Coryat's Crudities hastily gobled up in fives moneths travells in France, Italy,… (Londres 1611)  rapporté par Max Bruchet (1868-1929)  dans  La Savoie d'après les anciens voyageurs : Ammien Marcellin, Eustache Deschamps, le mystère de Saint Bernard de Menthon, Rabelais, Montaigne, les ambassadeurs vénitiens, Thomas Coryate, le cavalier Marin, le "diario" de Rucellai, la glorieuse rentrée des vaudois, Montesquieu, Windham et Pococke, La Rochefoucauld, Young, Stendhal, etc, etc / ( Impr. de Hérisson frères, Annecy, 1908) - en ligne sur Gallica.fr

 


Ressources et bibliographie
Avertissement.
Sur le goitre, le crétinisme, et le crétinisme goitreux, aux causes complexes, de nombreuses études existent, depuis le début du XIX
e siècle jusqu'à nos jours. Car ces affections ne touchent pas que quelques vallées de Savoie (elles inquiètent toujours diverses parties du monde).
Nous n'avons pas qualité pour conseiller des ouvrages scientifiques sur ces problèmes de santé publique.
C'est pourquoi nous avons limité nos citations à des ouvrages portant sur des études locales, qui ont leur place dans une perspective historique.