1597 : au confluent

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Henri IV, Lesdiguières, Sully, et les batailles entre confluent et Aiguebelle

Voici la narration d'un érudit mauriennais du XIXe siècle: c'est long, mais captivant !

Charbonnière, Miolans, Montmélian, L'Huile : dans le triangle infernal

"Le 23 juin 1597, parti de Rouen pour faire la guerre en Savoie, Lesdiguières descendit des montagnes du Dauphiné et surprit Saint-Jean-de-Maurienne.
Don Sanche de Mélinas, chef de l'avant-garde du duc de Savoie, composée de 600 chevaux et de 1000 fantassins, au lieu de tenir ferme dans son camp à Villard-Clément, hameau de Saint-Julien, reprit le chemin du Mont-Cenis avec effroi et en désordre. Lesdiguières le suivit jusqu'à Lanslebourg sans éprouver aucune résistance… et redescendit sur le plateau de La Chambre.
Après avoir barricadé plusieurs défilés de la Maurienne, tels que ceux de la Magdeleine en aval de Pontamafrey, d'Epierre et d'Argentine en amont d'Aiguebelle, il logea son avant-garde à Sainte-Catherine de Randens, sur le bord de l'Arc, pour être en état de faire face à l'ennemi qui venait de la Tarentaise.

Le duc de Savoie, abandonné des Espagnols commandés par Alphonse d'Avallos, passa le Petit-Saint-Bernard, accourut à Moûtiers et de là à Montmélian, puis monta au fort de Miolans, où il fit un grand retranchement, jeta un pont sur l'Isère, afin d'attaquer l'ennemi plus facilement ; mais Lesdiguières en personne fit forcer ce retranchement du côté de Frêterive.
Les ruines du château de Charbonnières, et son vivier du XIIIe siècle. Photo A.D. / CCAMalgré 2000 autres Espagnols que Mendoze conduisait de Milan au duc, et 3000 Suisses, conduits par le colonel Gaspard Luck, qui tenait la colline de Chamousset, Lesdiguières retourna au siège du fort de Charbonnières, où il avait déjà établi son gendre Créqui.
Ce fort, qui n'avait alors que cinquante hommes de garnison sous le commandement de deux officiers piémontais, Albino et Lomello, se rendit après huit jours de résistance. La garnison en sortit avec une capitulation honorable.

Au sommet de la butte, le site du Fort de Charbonnière dominant Aiguebelle et la vallée de l'Arc, et son vivier du XIIIe siècle

Successivement les châteaux de Chamousset, de la Rochette et des Huiles appartenant aux seigneurs de la Chambre, et où il n'y avait que quelques paysans armés, se rendirent aussi en juillet 1597.

Après cette perte, Charles-Emmanuel quitta Montmélian et alla camper avec neuf mille hommes d'infanterie et deux mille de cavalerie au village de Sainte-Hélène du Lac, pour combattre de nouveau Lesdiguières campé plus loin au château des Mollettes. Ils eurent ensuite quelques escarmouches de peu d'importance où Créqui fut blessé au bras droit d'un coup de mousquet."

Février 1598 : une victoire savoyarde

"Lesdiguières menaçant de réduire Aiguebelle en cendres, Charles-Emmanuel 1er, en février 1598, ordonna:
- que les Espagnols et les Milanais, sous le commandement du comte de Trivulce et de Balbo, avec dix compagnies de chevaux-légers sous la conduite du comte de Brandis de Martinengo, collatéral de la famille des Montmayeur, se logeraient à Chamoux;
- que Don Amédée, marquis de Saint-Rambert, conduisant l'arrière-garde où était son régiment d'infanterie avec celui du baron de la Val d'Isère, les Suisses et dix cornettes de cavalerie prendraient position sur la colline du Bettonet, en face du comte de Brandis à Chamoux;
- que Charles de Simiane, seigneur d'Albigny, partirait en grande hâte de Chambéry pour arriver en un jour à Aiguebelle et poursuivrait l'ennemi à outrance.

En effet, d'Albigny poussa jusqu'aux Chaudannes, hameau d'Argentine, où il surprit une compagnie de carabiniers français qui soupaient. Le lendemain il fit avancer le baron de la Serraz, Bertrand de Seyssel, jusqu'à Epierre, où il se barricada sur le Mont, petit plateau sur une éminence qui domine la vallée, à un kilomètre de distance de ce bourg, du côté d'Argentine, site fort commode pour asseoir plusieurs batteries.

Charles-Emmanuel plaça garnison à Chamoux ainsi qu'à Aiton, vint se fixer à Aiguebelle, où il exécuta lui-même une reconnaissance du fort de Charbonnières au pouvoir des Français.
Il investit la place et établit en batterie six canons que messire Guillaume-François de Chabot, seigneur de Jacob et marquis de Saint-Maurice, général de l'artillerie, avait amenés de Montmélian ; batterie qui par trois endroits différents joua sous le commandement du duc, de Mendoze et de d'Albigny. Le canon fit brèche. Aimon de Scalengo avec son régiment monta hardiment à l'assaut du côté du midi mais il y fut repoussé.

Le lendemain, à l'heure où Charles-Emmanuel commandait un nouvel assaut ; d'Arces, gouverneur du fort, capitula et se rendit à d'Albigny, qui lui laissa vie et bagues (bagages) sauves, selon la formule de l'époque, sous la seule condition qu'il se retirerait du côté de Grenoble et ne chercherait point à rejoindre Créqui, que l'on savait courir au secours de Charbonnières.

Trompé par la canonnade que continuait de faire l'artillerie ducale après la capitulation, ruse employée par Charles-Emmanuel pour laisser croire que Charbonnières n'était pas encore soumise, dans l'intention de surprendre Créqui et de l'écraser d'un seul coup dans la plaine de la Pouille, au-delà du fort, Créqui descendit jusqu'à Epierre, où il jugea prudent de s'arrêter.

Dans le Fort de Charbonnière
Fort de Charbonnière : la butte qui supportait le bâtiment nord. Photo A.D. / CCA

Le baron de la Serraz, voyant l'inutilité de l'attirer plus bas dans la vallée, où les avantages seraient moins nombreux, envoya occuper tous les passages où les Français pourraient se retirer, soit du côté des Cuines et des Villards, soit du côté des Hurtières par le col du Cucheron, qui, à travers la vallée des Huiles, les aurait conduits en sûreté jusqu'à Allevard. Charles-Emmanuel commanda à d'Albigny, son lieutenant de confiance, de s'avancer, d'escarmoucher seulement avec Créqui et aussi lentement que possible, pour donner au duc le temps de le rejoindre avec les Espagnols, les Italiens et les Suisses, troupes fournies par ses alliés et qui formaient son armée.

Quand il fut parvenu sur le côteau d'Argentine, dont la plaine était envahie par les sinuosités de la rivière et des torrents, d'Albigny rencontra Don Amédée, Jean d'Urfé et Don Garcias, qui étaient en marche pour secourir le baron de la Serraz attaqué par Créqui entre la Chapelle et la Chambre, et qui en avait été repoussé jusqu'à Argentine.
- D'Urfé passa l'Arc avec ses arquebusiers à cheval et chargea vivement Créqui, dont les troupes se trouvaient en arrêt du côté des Hurtières probablement, puisqu'Argentine était occupé par les Piémontais.
- D'Albigny, pour soutenir d'Urfé, se mit à la tête de la compagnie des gardes de Don Amédée, commandés par le lieutenant Bertier, en y joignant quelques hommes des plus résolus choisis dans les régiments de la Serraz, de Santena, de Frassineda, chefs espagnols.
Ils passèrent la rivière, les uns en croupe, les autres à gué, quoique ce fut en hiver, à la faveur des compagnies de cavalerie du baron de la Perrière-Viry. D'Albigny chargea vivement les ennemis et fit plusieurs prisonniers.
Malgré l'impatience de Charles-Emmanuel de se trouver à cette rencontre, qui pouvait être décisive, suivant son espérance, il lui fallut plus de trois heures pour arriver à Epierre. Dès qu'il eut reconnu que d'Albigny n'était pas assez fort ni suffisamment secondé pour envelopper ou serrer de près Créqui, il lui envoya un contingent d'auxiliaires. Alors d'Albigny donna opiniâtrement, la charge à l'ennemi en présence de son souverain. Un tel stimulant produisit un victorieux effet. Créqui chercha à s'échapper du côté des Cuines, où une partie de l'armée ducale parvint à le circonvenir sur deux flancs et en queue, en passant par Saint-Rémy et par Saint-Avre.

Les meilleures compagnies furent défaites. Créqui se vit contraint de se replier dans la gorge des Villards, et de se sauver dans le Dauphiné par la combe d'Ole.
Mais d'Albigny, qui avait eu le temps de prévoir cette fuite de l'ennemi, cerna en toute hâte le passage dans le col de la Croix, en le dominant par le Châtelet et Combefort.
Le duc de Savoie, qui s'était aussi cantonné peu à peu dans la plaine des Cuines, entre l'Arc et le Glandon, pour ôter au général français le moyen de se sauver du côté de Saint-Jean et à travers les Arves à Valloires, vit enfin Créqui enveloppé de toutes parts, son armée couchée dans la neige pendant toute une nuit, n'ayant plus que deux cents hommes de service, et le lendemain se rendre avec tout ce qui lui restait d'officiers et de gentilshommes.

Ce coup éclatant et rapide produisit enfin le traité de Vervins, qui fut signé le 2 mai 1598.*
Malgré le retentissement politique de ce traité, la victoire des Cuines est presque ignorée." **

mars 1598.  Nouveau siège de Charbonnière… par Sully.

"Dès le 12 mars 1598, date de la victoire de Charles-Emmanuel sur les bords du Glandon, jusqu'au mois d'août de l'an 1600, Aiguebelle goûta les douceurs de la paix.
Entre autres stipulations, il avait été arrêté dans le traité de Vervins que le duc serait compris dans la paix, sans préjudice des droits du roi de France et de Son Altesse Royale sur le marquisat de Saluces, dont le pape serait l'arbitre. Henri IV voulut par tous moyens obtenir gain de cause dans les négociations relatives à ce marquisat. Charles-Emmanuel, se souvenant qu'on pouvait vaincre les généraux d'Henri IV, lui résista courageusement, fort de l'héroïque devise de sa famille Spoliatis arma supersunt : il reste des armes aux dépouillés.
Immédiatement Lesdiguières, toujours prompt et rapide dans ses mouvements, s'empare de Chambéry et de Montmélian. Connaissant déjà par une longue expérience la stratégie à suivre dans nos Alpes, il veut aussitôt s'emparer du fort d'Aiguebelle, afin d'être seul maitre, seul gardien des Thermopyles de la Maurienne.

Tout-à-coup il s'élève une scission dans les avis émis par les membres du conseil de guerre tant sur l'utilité de l'attaque de Charbonnières que sur les moyens stratégiques de le prendre.
Lesdiguières voit ses vœux déçus par la nomination de Sully à la charge qu'il avait droit de convoiter de préférence à tout autre.

Henri, qui avait son quartier général dans la plaine du Gelon, à La Rochette, s'approche pour reconnaître en personne Charbonnières et désigne son fidèle et infatigable Sully pour la direction principale des opérations du siège, sans crainte de blesser la juste susceptibilité de Lesdiguières, à qui il ravissait ainsi une belle occasion de se couvrir de gloire, lui qui récemment avait fait capituler cette même place que l'on entourait maintenant de tant d'études préparatoires, de tant d'importance militaire.

A la vue de la furieuse envie non-seulement de Lesdiguières, mais encore du comte de Soissons, de Crillon, du duc d’Épernon et de Byron, Rosny Maximilien de Béthune, qui fut plus tard duc de Sully, se prépare à rester le digne émule de son royal ami de Navarre et jure d'emporter à tout prix ce fort, soit pour justifier la haute confiance du monarque, qui regardait Charbonnières comme une place dont on n'aurait pas bon marché, soit pour confondre et faire taire ses envieux.

Ce siège est trop mémorable dans ses circonstances et dans les personnages historiques qui y ont assisté, pour que je renonce à citer le texte même du récit qu'en fait Sully dans ses Mémoires :

« Je vins en effet mettre le siège devant Charbonnières, où j'essuyai des fatigues incroyables. La première difficulté fut de faire approcher du canon à la portée de la place. Le seul chemin qui y conduit est extrêmement étroit, bordé d'un côté par la rivière d'Arc, dont toute la rive est coupée de droit fil, et de l'autre par des roches impraticables. On pouvait à peine faire une lieue par jour, parce qu'à tout moment on étoit obligé de dételer le canon, une des roues portant presque toujours à faux sur le précipice. On m'avoit du moins assuré d'un temps favorable, parce qu'il est presque toujours beau dans ce climat pendant l'automne. Cependant il survint des pluies si fortes et de si grands débordemens, que les huit jours que j'avois assuré suffire pour s'emparer de cette place avoient presque été consumés en voitures seulement.

Avant de dresser mes batteries, je voulus reconnoitre la place encore plus exactement, en commençant par Aiguebelle. C'est ainsi qu'on nomme la petite ville qui est au pied du fort. Il me sembla que j'étois reconnu partout et que tout conspiroit contre moi, tant j'essuyois de décharges dès que j'osois seulement me montrer. Le roc sur lequel Charbonnières est situé me parut comme inaccessible de tous côtés et sans aucune prise pour le canon. J'en fus véritablement affligé. Cependant, à force d'examiner, je crus remarquer un endroit où ce qui paroissoit par dehors un roc naturel pouvoit bien n'être qu'un remplage de terre recouvert de gazon. Je modérai la joie de cette découverte jusqu'à ce que la nuit m'eût donné les moyens de m'en assurer. J'approchai fort près du mur à la faveur des ténèbres, et ce fut avec un véritable transport de joie qu'en sondant le terrain avec une pique, je trouvai qu'elle avançoit tout autant que je voulois, et que ce bastion étoit tel que je l'avois jugé. Je ne balançai plus par quel côté je ferois battre le fort, et il ne fut besoin que de trouver dans la campagne un endroit propre à asseoir ces batteries; car tous les environs de Charbonnières sont à la vérité couverts de montagnes qui commandent la place, mais si escarpées qu'un homme à pied a bien de peine d'y monter. Je me mis encore à ramper le long de ces montagnes, qui me parurent en effet horribles et inabordables au canon, excepté une seule, sur le penchant de laquelle je vis un chemin où il y avoit quelque apparence qu'à force de bras on pourrait guinder quelques pièces de canon. Le malheur est que ce chemin unique débouchoit dans un autre qui passoit si près du fort qu'on pouvoit y atteindre avec des pierres. Ce fut un obstacle de plus, mais qui ne me refroidit pas.

Je choisis deux cents François et autant de Suisses, à qui je promis chacun un écu, s'ils venoient à bout de monter par ce chemin six canons que je leur donnai sur la hauteur que je leur montrois. Je choisis pour cette manœuvre une nuit fort noire. Je leur recommandai surtout de faire le moins de bruit qu'ils pourroient, et, pour empêcher les assiégés d'y faire attention, je fis avancer par des chemins opposés des chevaux et des charretiers dont les cris et 1p claquement des fouets attirèrent tout le feu des ennemis de ce côté, sans aucun effet, parce que ces charretiers ne marchoient que bien couverts d'arbres, de gabions et même de murailles. Cependant mes travailleurs échappèrent aux assiégés étourdis de leur propre feu.
« J'avois nommé, pour veiller sur cette extraordinaire voiture et pour encourager mes gens, sieur Lavallée, lieutenant d'artillerie en Bretagne, avec quelques autres officiers.
« Il survint une pluie si forte que Lavallée et les officiers laissèrent leur poste pour aller souper, et les soldats leurs canons à moitié chemin. Je soupçonnai ce qui était arrivé, et, ayant pris ce chemin, je les rencontrai comme ils se retiroient. Je les réprimandai sévèrement je les menaçai qu'ils n'auraient d'argent de trois mois enfin, je les ramenai à l'heure même reprendre le collier. Ils s'attelèrent et le canon commença à rouler. Je ne les abandonnai plus que quand je les vis hors de danger; ce qui n'arriva pas sans quelque échec. Le retardement qu'ils avoient apporté les fit découvrir sur la fin, et il y en eut six de tués et huit de blessés.

Je regagnai mon quartier à Semoy   pendant l'obscurité si trempé de pluie et si couvert de boue que je n'étois pas reconnaissable, mais d'ailleurs extrêmement satisfait d'avoir mis mes six pièces hors d'état d'être insultées, quoiqu'elles ne fussent pas encore sur le haut des rochers.

A deux heures après midi, tout ce travail étoit parfait, et Sa Majesté vint le visiter environ une heure après. Elle me marqua, en m'embrassant, la satisfaction qu'elle en ressentoit. Elle ne voyoit aucune difficulté à faire commencer en ce moment à battre. Je lui fis comprendre qu'il étoit nécessaire encore d'en imposer aux assiégés jusqu'à ce que la nuit fut venue. Ce prince se rendoit à mon avis mais le comte de Soissons, d'Epernon, La Guiche et Villeroy, qui le suivoient, lui ayant fait observer que son canon n'avoit pour objet qu'un roc vis-à-vis lequel il étoit inutile de perdre plus de temps, Henri se rapprocha et me dit qu'il vouloit qu'on tirât à l'heure même quelques volées de canon sur le ravelin opposé. Je fis encore mes représentations et peut-être avec un peu trop de chaleur. Il me fâchoit beaucoup de voir un ouvrage qui m'avoit tant coûté exposé à être détruit par trop de précipitation.

Comme le canon n'étoit pas pointé, tout le monde s'en mêla et l'adressoit où bon lui sembloit, sans que personne atteignit un véritable endroit. Sa Majesté fit cesser de tirer.

Les assiégés travailloient de leur côté aussi beaucoup et n'étoient pas sans appréhension qu'on ne trouvât enfin l'endroit faible vers lequel ils portoient leur principale attention. J'en jugeai ainsi par les feux et les chandelles que je voyois allumer dans le fort. Je me contentois d'interrompre leur sécurité par quelques coups de canon tirés de temps en temps.

A la pointe du jour il s'éleva un brouillard si épais qu'à six heures on ne voyait pas le fort. Ce contretemps me fâchoit, parce que toutes mes batteries étoient prêtes, et que je m'étais vanté la veille que je prendrois Charbonnières dans la journée. Je m'imaginai que l'agitation de l'air causée par le canon dissiperoit peut-être le brouillard. J'en fis tirer quelques volées à coups perdus. Soit hasard ou effet naturel, ce que je n'avois proposé que par jeu réussit au-delà de mon espérance. Tout le reste de l'artillerie n'eut pas plutôt répondu au canon de dessus la montagne que le brouillard disparut. Ce qui avoit occupé les assiégés toute la nuit étoit l'établissement d'une batterie de quatre pièces de canons vis-à-vis les six miennes que l'imprudence de la veille leur avoit découvertes, et qu'ils cherchèrent à démonter en ce moment. Je compris qu'il ne falloit pas leur en laisser le temps. Je fis pointer une pièce qui, donnant droit dans leur embrasure, rendit inutile deux de leurs quatre canons, tua un canonnier et en blessa deux autres mais cela n'arriva qu'après que leur décharge eut tué de notre côté six canonniers et deux pionniers, blessé deux commissaires d'artillerie et douze autres personnes, et enfin rendu inutiles deux de nos pièces jusqu'à ce qu'on les eût délogées de là.

Le roi accourut au bruit sur les neuf heures et fit apporter son diner dans un endroit que j'avois fait préparer de façon qu'il pouvoit tout voir sans péril. C'étoit un parc fait des plus gros arbres couchés dans leur entier les uns sur les autres en forme de rempart. En montrant à Sa Majesté les corps de ceux qui venoient d'être tués, je lui fis sentir que c'étoit l'effet du mauvais conseil de la veille ce que je ne disois pas sans dessein, voyant que ces mêmes personnes ne cessoient point encore de blâmer mon ouvrage et de prévenir Sa Majesté contre moi.

Je retournai encore supplier Sa Majesté qu'on me laissât faire seul les fonctions de ma charge, et je lui renouvelai la promesse que la journée ne se passeroit point sans que je le rendisse maître de Charbonnières. Le roi répondit qu'il seroit content, s'il l'étoit seulement dans trois jours. La Guesle prit la parole et dit que, s'il étoit dans la place, il sauroit bien empêcher qu'elle ne fut prise d'un mois. Allez-vous-y en donc, leur dis-je à tous, fatigué enfin de leurs discours et, si je ne vous fais pendre tous aujourd'hui, je veux passer pour un fat.

Le roi arrivoit justement dans le temps que les ennemis battoient la chamade, et que le lieutenant en sortoit pour venir traiter avec moi. Je priai Sa Majesté de ne point entrer dans la capitulation, et je dis au lieutenant qu'il pouvoit rentrer, parce que je voulois que la garnison se rendit à discrétion. Ce qu'il fit avec une feinte hardiesse et en disant qu'ils étoient deux cents dans le fort qui sauroient bien le faire tenir encore huit jours. Henri se retira et me laissa Lesdiguières et Villeroi, qui vouloient qu'on acceptât les conditions que proposoient les assiégés. Lesdiguières me mena même voir le fort pendant que le lieutenant y entroit, pour me faire comprendre que les ennemis n'étoient pas encore réduits à l'extrémité. Je l'arrêtai lorsque nous n'étions plus qu'à deux ou trois cents pas de la courtine je lui dis qu'il y auroit de la témérité à s'exposer à la bouche du canon de la place, et je pris le chemin du roc à cent pas de là, qui me mettoit à couvert, pendant que ces messieurs insultoient assez mal à propos à ma prudence. Ils changèrent bientôt de langage: une décharge terrible les obligea de me suivre.

Ce que l'on voit du rempart de Chabonnière, en direction de la Haute Maurienne. Photo A.D.D / CCALe lieutenant de la place revint une seconde fois et ne changea presque rien à ses premières propositions.
Je le renvoyai sans vouloir l'écouter ; ce que voyant Villeroi, il me dit que, si la ville manquoit d'être prise ce jour-là, il ne pourroit se dispenser d'en faire son rapport au roi comme d'un coup manqué par ma faute.
Je fis semblant de ne pas entendre : je donnai aux assiégés ma dernière volonté par écrit, et je revins faire jouer les batteries.

Vue sur l'étranglement de la vallée de l'Arc (en direction de La Chambre)  depuis le rempart de Charbonnière.

La seconde volée mit le feu aux poudres des assiégés et leur tua vingt à vingt-cinq hommes et six ou sept femmes ; à la troisième, le petit ravelin tomba tout entier, et ils ne purent plus porter de secours à la brèche, parce que le canon, balayant un chemin bas qui y conduisoit, leur enlevoit à chaque coup leurs meilleurs soldats. Cela les fit résoudre une seconde fois à battre la chamade. Je feignis de ne pas m'en apercevoir, quoique je visse leur tambour enlevé en l'air, haut de deux toises, d'un coup de canon qui entra dans la terrasse sous ses pieds. Les assiégés élevèrent un drap au bout d'une pique, en criant qu'ils se rendoient et qu'ils prioient qu'on ne tirât plus. Je ne cessai point encore pour cela jusqu'à ce que, l'ennemi ayant tendu la main de dessus la brèche à nos soldats, j'eus peur de tuer quelques François avec eux. Je montai à cheval et entrai dans Charbonnières en courant. On pouvoit en user comme avec une ville prise d'assaut, mais il auroit fallu avoir le cœur bien dur pour ne pas se laisser désarmer par un objet aussi digne de pitié que celui qu'elle me présenta : c'étoient toutes les femmes, les blessés et les brûlés qu'ils envoyèrent se jeter à mes pieds. Je n'ai vu en aucun endroit le sexe aussi beau qu'en cette ville, ni en particulier une femme d'une beauté aussi achevée qu'une de celles qui me vinrent demander grâce. Au lieu d'exécuter la menace que je leur avois faite de les faire pendre tous, je m'en tins aux conditions que je leur avois imposées d'abord, et je fis conduire la garnison au lieu de sûreté que j'avois marqué. »

L'éloquence et la beauté des parlementaires, filles ou femmes des héroïques défenseurs de Charbonnières, et l'opiniâtre bravoure des hommes l'emportèrent sur le courroux de l'assiégeant.

Aiguebelle, après avoir tressailli de terreur pendant plusieurs jours au fracas redoublé des canons, des murs et des tours qui s'écroulent autour du fort toujours fier comme un colosse, après avoir entendu plus de six cents coups de canon ébranler les montagnes comme des tonnerres incessants dans une tempête, Aiguebelle respire enfin la vallée redevient silencieuse. Le commandant de la place, Humbert du Saix, seigneur d'Arnens et de Rivoire en Bresse, puissamment aidé par le colonel Bindi, avait fait tout ce qu'avait pu faire un brave pour son souverain.

Le 19 septembre 1600, la capitulation est signée ; la garnison sort vie et bagues sauves, sans armes, sans enseignes. Le fort est presque tout démantelé ; la gorge si étroite que l'on appelle Grapillon est à moitié encombrée de ruines ; c'est à grand-peine que l'on déblaye plus tard Charbonnières pour regarnir cette excellente position militaire de constructions plus ou moins bastillées pour les guerres suivantes.

Le fort de Charbonnières pris, Lesdiguières reçut ordre de s'emparer de la Maurienne. Bientôt la Savoie fut réduite tout entière sous l'obéissance du roi de France jusqu'au traité de Lyon."

Extrait d'une monographie de Camille-Gabriel Foray (1894)

Recherche et transcription A.Dh.


Notes
* l'auteur est peut-être un peu trop emporté par son sujet ? Le traité de Vervins dépasse la seule question de la Savoie.
** voir aussi sur Gallica.fr : Travaux de la Société d'histoire et d'archéologie de la province de Maurienne : bulletin 1898 (SER2,T2) p. 184 La Bataille des Cuines.


Sources bibliographiques et iconographiques
Gallica.fr : Travaux de la Société d'histoire et d'archéologie de la province de Maurienne : bulletin 1894 (SER2T1) p.88 et suivantes

Photos A.Dh. / CCA (provisoires)